La saisie comme interface
Résumé
Une vision limitée du design des sites Web, et des programmes numériques en général, consiste à ne s’intéresser qu’à ce qui apparaît à l’écran. Pour aller plus loin, cette contribution vise ainsi à démontrer l’importance, pour les designers, de porter attention à la structuration et à l’agencement des codes source informatiques. Dans le domaine des archives en ligne où les interfaces de saisie sont rarement étudiées en tant que telles, ces enjeux interrogent le rôle et de la place du design. Que demande-t-on à ce dernier dans le contexte des «humanités numériques» ? Comment le design, en envisageant la saisie comme une interface, peut-il contribuer à dépasser une vision instrumentale de la technique ?
Une vision limitée du design d’interfaces, et de façon plus large du design numérique, consiste à ne s’intéresser qu’à ce qui apparaît à l’écran. Pour échapper à cette approche réductrice et fonctionnelle consistant à considérer le travail du designer comme l’agencement d’un fond technique préalablement conçu, cette contribution vise à démontrer l’importance de penser ensemble la forme des interfaces, la structuration des données et les fonctions logiques des codes source informatiques. Dans le domaine des archives en ligne où les interfaces de saisie (back office) ne font pas souvent l’objet d’un travail formel spécifique, qu’est-ce que les humanités numériques demandent au design ? De quoi sont révélatrices ces attentes ? Comment le design, en envisageant la saisie comme une interface, peut-il contribuer à dépasser une vision instrumentale de la technique ?
Comme les techniques numériques constituées en « milieu » (André Leroi-Gourhan 1 André Leroi-Gourhan, Milieu et Techniques,Paris, Albin Michel, 1945.) affectent désormais la totalité des activités humaines, il était logique que les façons de faire de l’histoire de l’art aient été potentiellement reconfigurées. Potentiellement, peut-être, car nous pouvons nous demander s’il s’agit bien de reconfiguration. Configurare signifie « donner une forme, modeler », reconfigurer consisterait alors à donner une nouvelle forme à ce qui est déjà là. Or est-il certain que le développement des technologies numériques ait automatiquement entraîné l’émergence de nouvelles formes dans le champ de l’histoire de l’art ?
Outiller la recherche en sciences humaines
À cette question, il est possible de répondre par la négative. Pour qu’une technique fonctionne et rende plus efficace quelque chose qui lui préexistait, il n’y a, au sens strict, pas besoin du design. Pour rester dans le champ du numérique, il existe bien une industrie des programmes qui n’a pas besoin du design pour prospérer économiquement 2 Evgeny Morozov, « Féodalisme 2.0 », Le Monde diplomatique, 27 avril 2016, [En ligne], http://blog.mondediplo.net/2016-04-27-Feodalisme-2-0. Ou alors, quand le design est convoqué, cela s’inscrit dans une logique de productivité et de rentabilité : la technique se voit réduite à un outil permettant de faire plus vite ce que l’on faisait en partie sans elle.
Dans le champ de la recherche, la mobilisation stratégique de technologies mises au service de l’élaboration de connaissances ne va pourtant pas de soi, puisque les conceptions du monde embarquées (embedded) au sein des programmes numériques ne sont que rarement documentées et débattues collectivement 3 « Les algorithmes façonnent l’environnement informationnel dans lequel ensuite l’internaute a l’impression de faire des choix libres. Mais il exerce cette liberté dans un environnement préconstruit. » (Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des big data, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2015).. Non seulement les programmes et plateformes numériques, comme tout agencement symbolique, ne sont pas neutres mais, plus encore : à vouloir réduire les inventions techniques à de simples moyens, on risque de manquer ce qui, en elles, est susceptible de modifier les habitudes sociales et culturelles. Comme le remarque avec lucidité le chercheur Antonio Casilli :
« En général, on serait beaucoup plus rassuré, dans notre métier [de chercheur en sciences humaines et sociales], si le numérique ne concernait que la mise en place d’outils. En clair, si les méthodes en ligne n’étaient que des instruments sans conséquence sur l’aménagement même des savoirs dans nos disciplines. Or les méthodes informatiques s’imposent non pas comme des outils, mais comme des sortes de sur-sciences, de sur-disciplines, capables de reconfigurer complètement notre métier 4 Antonio Casilli, « Comment les usages numériques transforment-ils les sciences sociales ? », dans Pierre Mounier (dir.), Read/Write Book 2. Une introduction aux humanités numériques, Marseille, OpenEdition Press, 2012, p. 242.. »
On peut ainsi très bien collecter, structurer et publier des archives de collections d’histoire de l’art sans faire appel à des designers (c’est même ce qui a lieu dans la majorité des cas). La constitution de bases de données quantitatives, bien évidemment essentielles pour les historiens, peut être resituée dans le prolongement des humanities computing (humanités computées), qui s’intéressent principalement à la numérisation des corpus, à l’encodage textuel et à la cartographie des données. Ce type de travaux remonte aux années 1950-1960 avec les projets précurseurs du jésuite Roberto Busa réalisés en collaboration avec IBM autour des textes de saint Thomas d’Aquin. La prise de conscience des problématiques d’interopérabilité (compatibilité logicielle) a, par la suite, donné lieu à des initiatives coordonnées visant à standardiser les jeux de données (data) afin de permettre des croisements entre différentes bases et une conservation à long terme des informations. De ce point de vue, le développement du langage formel TEI (dérivé du XML 5 Le XML est un langage de programmation dont la syntaxe est dite extensible car elle permet de définir des balises (marqueurs de texte) spécifiques.) à partir de 1987 incarne une initiative singulière visant à construire collectivement les modes d’accès au savoir. Cette volonté d’ouvrir et de croiser les ressources scientifiques a également donné lieu au développement de CMS spécifiques tels que Omeka 6 « Omeka est une plateforme de publication en ligne gratuite, flexible et open source pouvant servir pour afficher des fonds muséographiques, des archives, des collections et des expositions scientifiques. Sa “configuration en cinq minutes” permet de mettre en ligne une exposition aussi facilement qu’un blog. » (http://omeka.org). (à partir de 2007) et de frameworks sémantiques (environnements de programmation) comme CubicWeb 7 « CubicWeb est un environnement de programmation [framework] sémantique d’applications. Il est disponible sous la licence LGPL, qui permet aux développeurs de créer efficacement des applications web en réutilisant des composants (appelés cubes) et en suivant les fameux principes de conception orientés objet. » (http:// www.cubicweb.org). (à partir de 2000).
Contre une approche instrumentale du design
Malgré l’indéniable intérêt de ces projets, leurs interfaces graphiques, générées ou dérivées de bibliothèques (libraries) et gabarits (templates) librement accessibles sur le web, limitent de fait la marge d’intervention des designers. Cet intérêt pour l’efficacité de la technique relègue malheureusement bien souvent les questions propres au design et à l’esthétique à un rôle d’embellissement et de décoration d’interfaces standardisées qui ne peuvent être personnalisées que de façon marginale, comme lorsque l’on paramètre le thème d’un blog. Nous proposons de qualifier d’instrumentale cette approche consistant à réduire les techniques à des outils (Antonio Casilli), c’est-à-dire à les assigner à la production d’effets prédéterminés, programmés. Dans les humanités numériques, cette attention portée au développement et à l’utilisation d’outils explique peutêtre pourquoi la plupart des initiatives de numérisation et de mise en ligne de documents historiques produisent des interfaces similaires, quelle que soit la nature du fonds de départ : page d’accueil à plusieurs colonnes essentiellement textuelle, moteur de recherche aux résultats aléatoires, affichage en liste ou grille des images, etc.
Dès lors, s’il n’y a pas besoin du design pour qu’un système technique fonctionne, en quoi consiste le travail des designers ? Pour le dire de façon plus directe, est-ce une fatalité que la plupart des archives en sciences humaines et sociales et que les collections en ligne francophones (histoire, art, etc.) se ressemblent ? N’y a-t-il pas d’autres modalités d’accès, d’autres rapports à la connaissance à incarner que ces interfaces interchangeables apparentant la transmission des savoirs à une expérience standardisée ?
Travailler par le design les interfaces de saisie
Alors que les façons de faire dominantes des archives en ligne consistent à paramétrer l’apparence d’un fond technique préexistant, un axe de réflexion permettant de renouveler le spectre formel des humanités numériques serait de s’intéresser à ce qui se passe en amont des interfaces de consultation (front office). Dans ce cadre, interroger les interfaces de saisie (back office) serait une piste de travail intéressante pour les designers, tant est grande l’intrication de ces deux couches techniques. Comme les modes de saisie et la structuration des données conditionnent fortement ce qu’il sera possible de faire paraître à l’écran, les laisser dans l’ombre réduira fortement ce qu’il sera possible de créer.
Autrement dit, il importe, pour les designers, de travailler l’ensemble de la « chaîne de transformations 8 « […] la production de savoir est un cheminement, une trajectoire, une chaîne de transformations […] » (Bruno Latour, « La connaissance est-elle un mode d’existence ? », dans Vie et Expérimentation. Peirce, James, Dewey, Paris, Vrin, 2007, p. 13). » des données afin de ne pas dissocier l’organisation des informations brutes (qui est déjà une forme ou un schéma logique) de la façon dont ces connaissances seront rendues consultables à l’écran. Le visiteur d’un site web n’aurait donc plus accès à une interface dissociée d’un travail de saisie réalisé en amont mais pourrait, par cette opération de rapprochement technique, comprendre comment les données parviennent jusqu’à lui. Dès lors, l’hypothèse de travail faite aux designers de s’interroger sur les modalités de saisie des données contribuerait à avérer, par la forme, des opérations techniques qui se déroulent habituellement à couvert. Nous proposons ainsi d’envisager la saisie comme une interface afin de ne pas séparer les deux formes, back office et front office, dont l’imbrication dessine la façon dont les données deviennent informations et connaissances. Mais que veut-on dire sous ce terme de saisie, et en quoi peut-il faire problème pour le design ?
La saisie comme retranchement du monde
Dans le domaine informatique, la saisie désigne « la transcription et l’enregistrement de données, généralement à partir d’un clavier à touches alphabétiques et numériques et sur un support adéquat à cette exploitation (cartes ou rubans perforés, cassettes, disquettes, etc.), en vue de leur introduction dans un ordinateur ». Si l’on regarde d’autres définitions de ce terme, on remarque qu’il n’est pas immédiatement associé à des valeurs positives : « procédure par laquelle la justice appréhende un bien mobilier ou immobilier », ou encore « action de s’emparer de quelque chose ou quelqu’un 9 Trésor de la langue française informatisé (http://www.cnrtl.fr). ». La saisie désigne donc une procédure qui, en enregistrant des données dans une base, permet leur exploitation. Le scripteur s’empare d’un matériau textuel ou iconographique afin de le structurer et de le constituer comme archive. C’est ce retranchement du monde qu’est l’opération de saisie qui permet qu’une archive soit créée.
Ce lien entre les notions de saisie et d’archive engage de nombreuses conséquences pour le design des interfaces relatives au champ des humanités numériques. Dans son essai Mal d’archive 10 Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1995. (1995), le philosophe Jacques Derrida fait une lecture de la notion d’archive sous l’angle d’une conjonction problématique des concepts de commencement et de commandement. Ce lieu de l’archive, depuis lequel des hommes commandent à d’autres, quel est-il, où est-il ? « Là où, avons-nous dit, et en ce lieu. Comment penser là 11 Ibid., p. 11. ? » Jacques Derrida examine ce qui, dans l’archive, est de l’ordre du cloisonnement, de la consignation, du secret. Comme l’archive ne saurait exister sans extériorité (« nulle archive sans dehors 12 Ibid., p. 26. », dit-il), celle-ci est sans cesse menacée :
« [Il] n’y a pas d’archive sans consignation en quelque lieu extérieur qui assure la possibilité de la mémorisation, de la répétition, de la reproduction ou de la ré-impression […]. Conséquence : à même ce qui permet et conditionne l’archivation, nous ne trouverons jamais rien d’autre que ce qui […] menace de destruction, introduisant a priori l’oubli et l’archiviolithique au cœur du monument. Dans le “par cœur” même. L’archive travaille toujours et a priori contre elle-même 13 Ibid., pp. 26-27.. »
La défaillance originaire qui mine l’archive et sans laquelle celle-ci ne saurait se constituer – ce que Derrida nomme « mal d’archive » – est aussi, et paradoxalement, ce qui l’expose au risque de la mémoire, par opposition avec l’hypomnésie de l’archive. Mais les nouvelles « machines à archiver 14 Ibid., p. 30. » font également vaciller, selon Derrida, les rapports établis par Freud entre l’appareil psychique et la science :
« Il y va de l’avenir, s’il y en a, rien de moins : de l’avenir de la psychanalyse dans son rapport à l’avenir de la science. Techno-science, la science ne peut que consister, dans son mouvement même, en une transformation des techniques d’archivation, d’impression, d’inscription, de reproduction, de formalisation, de chiffrage et de traduction des marques 15 Ibid., p. 31.. »
Afin d’examiner en quoi les techniques numériques font archive, il s’agit pour Derrida d’éprouver par l’écriture cette qualité temporelle particulière où ce qui s’archive se retire du dehors :
« Je me demandai quel était le moment propre de l’archive, s’il y en a un, l’instant de l’archivation stricto sensu, qui, j’y reviens, n’est pas la mémoire dite vivante ou spontanée (mnémé ou anamnésis), mais une certaine expérience hypomnésique et prothétique du support technique. N’était-ce pas cet instant où, ayant écrit ceci ou cela sur l’écran, les lettres restant comme suspendues et flottant encore à la surface d’un élément liquide, j’appuyais sur une certaine touche pour enregistrer, pour “sauver” (save) un texte indemne, de façon dure et durable, pour mettre des marques à l’abri de l’effacement, afin d’assurer ainsi salut et indemnité, de stocker, d’accumuler et, ce qui est à la fois la même chose et autre chose, de rendre ainsi la phrase disponible à l’impression et à la réimpression, à la reproduction 16 Ibid., p. 46. ? »
L’archive comme tension entre conservation et mutation
Il semble que l’on a ici, dans l’expérience que relate Derrida, une conceptualisation du rapport de l’archive à la saisie. La saisie comme opération technique est ce qui soustrait l’information aux aléas de la mémoire humaine, faillible par nature. Mais, dans le même temps, et c’est là que le texte de Derrida peut intéresser les designers et les historiens d’art, c’est précisément ce retranchement qui rend possible la réimpression et la reproduction, à savoir des opérations qui ouvrent l’archive vers le dehors. En ce sens, François- Roger de Gaignières (qui relie l’ensemble des contributions de ces actes de colloque) était précurseur d’une certaine idée contemporaine de l’archive et des bases de données, puisqu’il avait anticipé, dans son complexe système classificatoire, la possibilité d’une extension potentiellement infinie – notamment par les jeux de renvois quasi hypertextuels d’un document à l’autre, ainsi que l’usage de pages laissées vides volontairement.
Le texte de Derrida, qui date de 1995, prend aujourd’hui (en 2016) des allures de couches géologiques. Le « petit Macintosh 17 Ibid., p. 45. » du philosophe, le fax, l’e-mail sont depuis longtemps installés parmi nous. Ces propos deviennent l’archive d’un passé technique qui ne cesse de se reconfigurer, de muter, de se déplacer :
« On peut rêver ou spéculer sur les secousses géo-techno-logiques qui auraient rendu méconnaissable le paysage de l’archive psychanalytique depuis un siècle si, pour me contenter en un mot de ces indices, Freud, ses contemporains, collaborateurs et disciples immédiats, au lieu d’écrire des milliers de lettres à la main, avaient disposé de cartes de crédit téléphonique MCI ou ATT, de magnétophones portables, d’ordinateurs, d’imprimantes, de fax, de télévision, de téléconférences et surtout de courrier électronique (e-mail 18 Ibid., p. 33.). »
Aujourd’hui, plus de vingt ans après ce texte de Jacques Derrida, on peut se demander si le milieu technique du numérique, tel qu’il s’est installé parmi nous, peut encore s’imprimer, produire de la visibilité, ou être « disponible à l’impression, à la réimpression [et] à la reproduction » (Derrida). Autrement dit, est-il toujours possible pour l’archive de se décentrer en dehors d’un lieu d’où elle commande ?
Aussi paradoxal que cela puisse sembler, un tel risque est pourtant en germe dans la montée en puissance de certains dispositifs techniques. Le web est peut-être, pour la première fois dans l’histoire des médias, autant un environnement de production que de publication. Or, derrière ces formidables possibilités, on sait bien que se cachent aussi des techniques de captation de la valeur des activités humaines. Ainsi, l’enregistrement dans un traitement de texte en ligne comme Google Docs ne nécessite plus d’appuyer sur la touche « Save » : le processus d’archivage s’y opère à couvert, sans visibilité. De même, des dispositifs de protection de copie (digital rights management, etc.) et de stockage distant (cloud computing) tendent à supprimer la notion de fichier et, par là, la possibilité de reproduire librement l’information. Il en va de même dans les protocoles techniques que sont les API 19 En informatique, une API (interface de programmation applicative) désigne un ensemble de fonctions techniques permettant à un logiciel d’offrir des services à un autre programme. propriétaires, à savoir des systèmes centralisés décidant de ce qui peut circuler d’un site web à un autre et susceptibles, dès lors, de se refermer sans préavis. On peut ajouter que cette situation de contrôle généralisé s’inscrit dans une tendance à retirer de la visibilité de telles opérations techniques, que cela soit au sens strict en les rendant invisibles (comme dans Google Docs) ou en leur faisant imiter des formes déjà connues. C’est donc pour ainsi dire un monde sans expérience qui nous est ici imposé, puisque les enregistrements de nos gestes, déplacements urbains et autres navigations en ligne, sont consignés dans des datacenters opaques, sans production de trace.
Derrière ces propos généraux relatifs au numérique, il y a des enjeux concernant directement les humanités numériques, à savoir d’autres orientations que celles qui dominent économiquement l’époque contemporaine. Or ce rapport entre passé et avenir est précisément au cœur de la notion d’archive :
« Archive a toujours été un gage, et comme tout gage, un gage d’avenir. Plus trivialement : on ne vit plus de la même façon ce qui ne s’archive plus de la même façon. Le sens archivable se laisse aussi et d’avance codéterminer par la structure archivante. Il commence à l’imprimante 20 Jacques Derrida, op. cit., p. 37.. »
Interroger les spécificités des environnements numériques
Depuis ma position de designer au sein du projet Collecta 21 « Collecta : actualisation numérique de la collection de François-Roger de Gaignières », programme Synergie, héSam Humanités numériques, science des textes et corpus visuels, École du Louvre / université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne (2014-2016). Au sein de ce projet, j’ai notamment pris en charge, avec Sophie Fétro, le design des interfaces de saisie et de consultation., je reçois ces quelques lignes de Derrida comme une invitation à renouveler les modalités d’affichage et d’interaction de nos archives contemporaines numériques. Ce qui ne s’archive pas de la même façon – sous-entendu : ce qui ne s’archive pas de la même façon qu’à l’époque de Gaignières – ne doit pas se vivre de la même façon. C’est pourquoi il importe de ne pas laisser dans l’ombre la constitution des structures archivantes que sont aujourd’hui les bases de données ou les back offices.
Pour aller à l’encontre de cette mise à l’index du monde sensible, il nous faut donc inventer de nouvelles modalités de parution des techniques contemporaines. Il ne s’agit plus ici d’accroître l’efficacité des systèmes techniques comme dans l’approche instrumentale étudiée plus haut dans cet article, mais bien d’analyser et de comprendre les enjeux propres aux médias numériques afin de les libérer des politiques économiques qu’ils contribuent, trop souvent, à accompagner et à renforcer. Le chercheur Pierre Mounier, dans le livre Read/Write Book (2012), nous invite ainsi à éviter « l’écueil de tenter de définir les humanités numériques comme la simple introduction des technologies numériques dans le processus de recherche, ni même comme l’informatisation de celle-ci, encore moins comme la pure et simple instrumentation d’une tradition de recherche qui ne le serait pas naturellement 22 Pierre Mounier, avant-propos, dans Pierre Mounier (dir.), Read/Write Book 2. Une introduction aux humanités numériques, Marseille, OpenEdition Press, 2012, p. 12. Nous soulignons. ». Plaidant pour des « transformations numériques du rapport au savoir 23 « Les transformations numériques du rapport au savoir », séminaire de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales commencé en 2009, session 2013-2014 animée par Aurélien Berra, Marin Dacos et Pierre Mounier. », Pierre Mounier ajoute :
« S’il ressort bien du domaine des humanités numériques de s’interroger sur ce que le numérique change aux pratiques de recherche des sciences humaines et sociales, celui-ci donne aussi, en retour, une capacité particulière aux chercheurs en sciences humaines d’interroger les conséquences, pas toujours désirées, de l’explosion des usages du numérique au sein des sociétés où ils vivent 24 Pierre Mounier, op. cit., p. 14.. »
Cette approche nécessite donc d’interroger (et non pas d’accompagner servilement) les spécificités des environnements numériques. En se détachant des attentes d’efficacité ou de rentabilité habituellement attribuées aux nouvelles technologies, le design n’a (ou n’aurait) d’intérêt pour nous que s’il ne se contente pas d’accompagner sans heurts les innovations techniques. Les « transformations numériques du rapport au savoir » doivent s’incarner dans des changements de forme pour que quelque chose de l’époque puisse paraître à la conscience. Le philosophe Pierre-Damien Huyghe note ainsi que le numérique, en tant que matière malléable, permet de telles modalités :
« C’est en termes de transfert et de traduction qu’il y a lieu que nous pensions si nous voulons nous sauver sans partir en guerre contre la modernité elle-même. Comment faire passer un code d’affichage d’un système d’information à un autre, comment varier les formats d’une même source, comment agencer un même ensemble d’informations dans des lieux ou des dispositifs divers, voilà le genre de question qui nous intéresse 25 Pierre-Damien Huyghe, Faire place, Paris, Mix, coll. « Gris », 2009, p. 19.. »
Alors qu’une majorité de projets étiquetés « humanités numériques » s’inscrit dans le champ des collections et archives en ligne, il est à cet égard intéressant de revenir sur quelques exemples de projets articulant les notions de saisie et d’interface pour montrer ce que pourrait être un travail par le design de techniques qui, sans lui, resteraient invisibles.
Faire correspondre la rédaction et la consultation : The Conversation, Anthony Kolber
Le travail de redesign du magazine The Conversation 26 Anthony Kolber, présentation du redesign du magazine The Conversation, 2013 (http://www.kolber.info/#/project3)., réalisé par le designer Anthony Kolber en 2013, recoupe les préoccupations énoncées précédemment d’un rapprochement entre la gestion d’un site web et sa consultation publique. En mettant de l’ordre dans la complexité de la structure des rubriques éditoriales et de la gestion propre à chaque article (via l’usage du langage de notation Markdown : titres, sous-titres, macrotypographie, gestion du versioning, etc.), Anthony Kolber a entièrement repensé l’interface d’écriture et de publication des textes. C’est en effet la même interface qui permet d’écrire (pour les rédacteurs) et de décider quels blocs de données apparaîtront à l’écran (pour les lecteurs). Un système de glisserdéposer de type WYSIWYG (What You See Is What You Get) fait correspondre formellement la conception à l’écran des documents numériques avec leur affichage pour les visiteurs du site web.
Donner forme aux contributions collaboratives : projet AIME, Bruno Latour
Un autre exemple de travail de design sur les interfaces de saisie est le projet AIME (An Inquiry into Modes of Existence) développé au sein du médialab de Sciences Po à partir de 2011 dans le prolongement du livre éponyme de Bruno Latour 27 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.. Dans ses premières versions, le site web permettait d’agréger des informations complémentaires au livre, qu’elles soient directement produites par l’auteur (notes de bas de page), mais également, et surtout, par n’importe quel chercheur intéressé par les contenus théoriques. Ici, l’interface de saisie collaborative est la même que l’interface de consultation : tout lecteur est potentiellement un contributeur du site web.
Modéliser le connu et l’inconnu : collecta.fr
Le point de final de cet article rejoint son point de départ, puisque cette contribution n’aurait pas pu être formulée sans le travail sur le design de la collection Gaignières. Une grande partie du temps aura été consacrée à la conception de l’interface de saisie, à savoir l’architecture de l’information servant à renseigner les documents. Chaque champ de saisie a fait l’objet de nombreux débats (certains sont obligatoires, d’autres optionnels, certains sont croisés avec d’autres, il faut ensuite pouvoir les éditer séparément, etc.) En définitive, la complexité de cette interface de saisie développée sur mesure 28 Développement informatique par Matthieu Lacroix (https://www.mlxcorp.net). est telle qu’il aurait sans doute fallu plus de temps pour adapter un CMS existant. De plus, le résultat aurait peut-être été moins convaincant en raison de nombreuses lignes de code inutiles et de la difficulté à segmenter et à légender les formulaires de saisie. Il est important pour les designers de réfléchir aux relations entre la saisie et la consultation des informations puisque, si des champs de données sont mal structurés voire oubliés, cela limitera nécessairement ce qu’il sera possible d’afficher. Un exemple simple au sein du projet Collecta concerne les champs « Latitude » et « Longitude » qui pourront permettre ultérieurement de développer des agencements cartographiques des informations contenues dans la base de données. Un autre exemple du rapport entre saisie et interface concerne l’inventaire de 1717 de la collection Gaignières. Après une transcription diplomatique intégrale de l’inventaire encodée en langage de TEI 29 Travail réalisé par Josselin Morvan. permettant d’identifier différentes strates temporelles d’écriture (mains), la question s’est posée de savoir quoi faire de cette notation qui, habituellement, n’est pas visible à l’écran. Afin que ce travail de balisage du texte ne serve pas qu’à l’indexation des contenus, nous avons fait le choix de nous servir de cette saisie pour concevoir une interface de lecture réglable, où le visiteur du site web peut afficher ou masquer des couches d’information.
Le choix d’avoir utilisé la police de caractères Input 30 David Jonathan Ross, Input, police de caractères distribuée par la fonderie Font Bureau, 2015 (http://input.fontbureau.com). (2015) prend alors tout son sens. Elle a en effet l’avantage de posséder une bonne lisibilité quelles que soient les tailles de texte à l’écran (optimisation du hinting). Par ailleurs, son dessin (quasi) monochasse, conçu à l’origine pour l’écriture de codes source informatiques, contraste directement avec l’époque de François-Roger de Gaignières (1642-1715), affirmant visuellement, pour reprendre les mots de Jacques Derrida, qu’« on ne vit plus de la même façon ce qui ne s’archive plus de la même façon 31 Jacques Derrida, op. cit., p. 37. ».
Cette volonté manifeste d’afficher les écarts d’une époque à une autre se retrouve également au sein de la saisie même des documents. En effet, que cela soit pour des raisons de temps (saisie des informations) ou pour des raisons documentaires (disparition de sources historiques), la collection Gaignières ne peut pas être saisie dans sa totalité, même si chaque entrée comprend au minimum une ébauche de fiche. Le modèle par points, présent en page d’accueil, permet d’une part de visualiser la totalité de la collection Gaignières et de ses différentes parties, et d’autre part de quantifier, par un jeu de contraste, le nombre d’éléments effectivement renseignés dans la base de données, à la façon d’une jauge de progression. Cette honnêteté intellectuelle, permise par ce travail de la forme, sert également la recherche d’informations – les points s’éclairant dynamiquement en fonction des requêtes des visiteurs du site web dans les champs de recherche multicritère.
Design et humanités numériques
Dans ce dialogue entre forme, format et information, il importe que le design, au sein des humanités numériques, contribue à activer les possibilités inexplorées de l’assourdissante cacophonie des innovations technologiques. En effet, réduire le design à une approche purement instrumentale d’outils techniques préexistants conduit à inscrire les archives en ligne dans une continuité technique et historique dont il s’agit au contraire d’avérer l’écart. En ouvrant des chemins de traverse dans les façons de faire dominantes de l’économie numérique, le design et les humanités montrent que nous n’avons pas épuisé, bien au contraire, tout ce qu’il est possible d’inventer. S’intéresser à la saisie des données pour mieux dessaisir et découvrir les interfaces numériques permet d’envisager des façons de montrer clairement ce que les nouveautés techniques n’imitent pas, à savoir leurs potentialités intrinsèques. Je propose d’appeler design ce travail de la forme d’inventions déjà installées parmi nous.
Notes
1 André Leroi-Gourhan, Milieu et Techniques, Paris, Albin Michel, 1945.
2 Evgeny Morozov, « Féodalisme 2.0 », Le Monde diplomatique, 27 avril 2016, [En ligne], http://blog.mondediplo.net/2016-04-27-Feodalisme-2-0
3 « Les algorithmes façonnent l’environnement informationnel dans lequel ensuite l’internaute a l’impression de faire des choix libres. Mais il exerce cette liberté dans un environnement préconstruit. » (Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des big data, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2015).
4 Antonio Casilli, « Comment les usages numériques transforment-ils les sciences sociales ? », dans Pierre Mounier (dir.), Read/Write Book 2. Une introduction aux humanités numériques, Marseille, OpenEdition Press, 2012, p. 242.
5 Le XML est un langage de programmation dont la syntaxe est dite extensible car elle permet de définir des balises (marqueurs de texte) spécifiques.
6 « Omeka est une plateforme de publication en ligne gratuite, flexible et open source pouvant servir pour afficher des fonds muséographiques, des archives, des collections et des expositions scientifiques. Sa “configuration en cinq minutes” permet de mettre en ligne une exposition aussi facilement qu’un blog. » (http://omeka.org).
7 « CubicWeb est un environnement de programmation [framework] sémantique d’applications. Il est disponible sous la licence LGPL, qui permet aux développeurs de créer efficacement des applications web en réutilisant des composants (appelés cubes) et en suivant les fameux principes de conception orientés objet. » (http:// www.cubicweb.org).
8 « […] la production de savoir est un cheminement, une trajectoire, une chaîne de transformations […] » (Bruno Latour, « La connaissance est-elle un mode d’existence ? », dans Vie et Expérimentation. Peirce, James, Dewey, Paris, Vrin, 2007, p. 13).
9 Trésor de la langue française informatisé (http://www.cnrtl.fr).
10 Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1995.
11 Ibid., p. 11.
12 Ibid., p. 26.
13 Ibid., pp. 26-27.
14 Ibid., p. 30.
15 Ibid., p. 31.
16 Ibid., p. 46.
17 Ibid., p. 45.
18 Ibid., p. 33.
19 En informatique, une API (interface de programmation applicative) désigne un ensemble de fonctions techniques permettant à un logiciel d’offrir des services à un autre programme.
20 Jacques Derrida, op. cit. note 10, p. 37.
21 « Collecta : actualisation numérique de la collection de François-Roger de Gaignières », programme Synergie, héSam Humanités numériques, science des textes et corpus visuels, École du Louvre / université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne (2014-2016). Au sein de ce projet, j’ai notamment pris en charge, avec Sophie Fétro, le design des interfaces de saisie et de consultation.
22 Pierre Mounier, avant-propos, dans Pierre Mounier (dir.), Read/Write Book 2. Une introduction aux humanités numériques, Marseille, OpenEdition Press, 2012, p. 12. Nous soulignons.
23 « Les transformations numériques du rapport au savoir », séminaire de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales commencé en 2009, session 2013-2014 animée par Aurélien Berra, Marin Dacos et Pierre Mounier.
24 Pierre Mounier, op. cit., p. 14.
25 Pierre-Damien Huyghe, Faire place, Paris, Mix, coll. « Gris », 2009, p. 19.
26 Anthony Kolber, présentation du redesign du magazine The Conversation, 2013 (http://www.kolber.info/#/project3).
27 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.
28 Développement informatique par Matthieu Lacroix (https://www.mlxcorp.net).
29 Travail réalisé par Josselin Morvan.
30 David Jonathan Ross, Input, police de caractères distribuée par la fonderie Font Bureau, 2015 (http://input.fontbureau.com).
31 Jacques Derrida, op. cit., p. 37.